La double source de la modernité économique

(L’éthique protestante et l’économie du savoir)- Max Weber a donné un nom à un souffle moral qui a changé l’histoire de la vie économique du genre humain : l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire une disposition intérieure au travail rigoureux, à l’épargne, à la tenue des comptes, une vocation vécue comme devoir. Joel Mokyr, pour sa part, a démontré que l’industrialisation a pris racine dans un programme intellectuel précis, la promesse baconienne d’accroître le stock de savoir utile, de le publier, de le vérifier, de l’appliquer méthodiquement aux problèmes techniques. À l’un, l’éthique. À l’autre, l’épistémologie et ses institutions. Je veux montrer dans cette livraison que les deux thèses sont complémentaires : l’éthique protestante wébérienne a forgé un nouveau type d’individu, et l’économie du savoir de Mokyr lui a fourni l’outillage mental et physique pour refaçonner le monde.

Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber isole une affinité élective entre certaines formes d’ascétisme protestant, surtout calviniste et piétiste, et un type de conduite économique marquée par la discipline, la tenue comptable, la valorisation de la vocation comme devoir face à Dieu. L’épargne devient signe de maîtrise de soi, l’investissement méthodique une manière de persévérer dans sa vocation, la réinjection du profit un réflexe quasi moral. L’esprit du capitalisme, chez Weber, n’est pas l’ensemble des institutions du capitalisme, c’est un style d’âme : la rationalisation de la vie quotidienne, l’acceptation d’une contrainte volontaire, l’intériorisation de la mesure. Cette éthique socialise des vertus qui, jadis, relevaient de l’exception. Ce que le protestantisme a donc créé, ce n’est pas le désir de richesse (qui est universel), mais la rationalisation de la vie économique, sa transformation en une entreprise morale et systématique, dénuée de la magie traditionnelle et tournée vers le contrôle méthodique du monde. C’est cet « esprit », cette configuration mentale, qui attendait ses outils.

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C’est précisément cet outillage que Joel Mokyr place au centre de son analyse. Si Weber explique la naissance du capitaliste, Mokyr explique la naissance de l’industrie. Pour Mokyr, la Révolution industrielle n’est pas un simple accident technique mais l’aboutissement d’un changement profond dans l’épistémè européenne. La thèse de Mokyr repose sur deux piliers. Le premier est le « programme baconien ». Au XVIIe siècle, des figures comme Francis Bacon (avec son Novum Organum) opèrent une rupture téléologique. La connaissance (la scientia) ne doit plus être orientée vers la contemplation de la vérité divine ou la glose des textes anciens. Son but est la potentia, la puissance sur la nature (Knowledge is power). La science doit être utile. Elle doit résoudre des problèmes techniques, améliorer la navigation, l’agriculture, la manufacture. Cette idée, banale aujourd’hui, était révolutionnaire. Le second pilier de la thèse de Mokyr est institutionnel. Les idées ne suffisent pas, elles doivent circuler. Mokyr insiste sur l’importance de la « République des Lettres ». Contrairement aux corporations médiévales qui gardaient leurs secrets, les Lumières créent une culture de la connaissance ouverte, contestable et cumulative. Les académies (la Royal Society de Londres, l’Académie des Sciences de Paris), les journaux scientifiques, les encyclopédies (comme celle de Diderot et d’Alembert), et même les cafés, deviennent des lieux où le savoir théorique (des savants) rencontre le savoir pratique (des fabricants et artisans). Ce pont crucial entre « savoir quoi » (la science) et « savoir comment » (la technique) crée une boucle de rétroaction positive. L’invention de la machine à vapeur par Watt, par exemple, n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une interaction entre la science de la thermodynamique (aussi primitive fût-elle) et l’ingénierie pratique. C’est cette application systématique de la connaissance à la production qui a permis de briser le plafond malthusien et d’enclencher la croissance auto-entretenue.

Les deux thèses, celle de Weber et celle de Mokyr, partagent un nexus commun : l’individu. L’individualisme est le fil rouge. L’individu protestant est l’agent de son propre salut, lisant la Bible sans l’intermédiaire du prêtre. L’individu des Lumières est l’agent de sa propre connaissance, utilisant sa raison (le Sapere aude de Kant) sans l’intermédiaire de l’autorité ancienne (Aristote ou l’Église). C’est ce même individu, cognitif et culturellement autonome, qui devient l’entrepreneur wébérien (appliquant la rationalité à ses affaires) et l’innovateur mokyrien (appliquant la rationalité à la technique). L’esprit du capitalisme, tel que décrit par Weber, est une formidable demande d’efficacité. Le puritain est moralement obligé de trouver le moyen le plus rationnel, le plus efficace, le moins coûteux en temps et en ressources pour accomplir sa vocation. Il est, par essence, un optimiseur. Mais l’optimisation wébérienne, laissée à elle-même, se serait heurtée à un plafond technique. Elle aurait produit d’excellents comptables, banquiers mais pas la Révolution industrielle. C’est l’économie du savoir utile de Mokyr qui a fourni l’offre de solutions à cette demande d’efficacité. Je pense qu’on a là une explication de la fusée qu’est la modernité économique. L’éthique protestante a fourni le carburant psychologique et moral : une compulsion vers le travail rationnel et le réinvestissement ascétique. Le programme des Lumières a fourni le moteur et le système de guidage : une méthode pour produire et appliquer un savoir technique toujours plus performant.

Jed Sophonie KOBOUDE

Dirigeant d’un think tank parisien centré sur les questions africaines et il enseigne l’économie dans le cadre du parcours MBA du Centre de Valorisation Professionnelle de Tunis. Essayiste, il a déjà publié quatre ouvrages. Membre du Conseil d’administration d’InterGlobe Conseils, il supervise également le département des économies africaines et internationales.

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